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Zoé (jusqu’au 29 février)
le 01/02/2024
au
théâtre de Belleville, 16 passage Piver 75011 Paris (du mercredi au samedi à 21h15)
Mise en scène de Julie Timmerman avec Anne Cressent, Mathieu Desfemmes, Alice Le Strat et Jean-Baptiste Verquin écrit par Julie Timmerman
(crédit photo : Pascal Gély)
Elle est là, devant le rideau, surprise par la lumière du projecteur braqué sur elle. Elle parle, vite, trop vite, frénétiquement, comme si elle n’avait que peu de temps pour le faire. Par transparence, derrière elle, on voit un couple apparaitre furtivement sur scène. Ses parents ? Elle, c’est Zoé : elle nous dit qu’elle a 8 ans, et parce qu’on est au théâtre, on la croit. Et sur la scène désormais révélée par le rideau qui vient de tomber, on la découvre, avec sa mère, actrice, et surtout son « papa ». «Aujourd’hui, papa est en forme, et il y des jours où je n’aime pas quand papa est en forme », dit-elle. C’est que le papa, comédien lui aussi, est bipolaire, alternant les hauts et les bas, et Zoé, de poursuivre : « tu te levais tous les jours en te demandant quel jour ça allait être, un jour de merveille ou un jour de terreur » Le papa en question tombe en effet en dépression et il alterne amour débordant et répliques cinglantes portant des raisonnements parfois aberrants. Ainsi lorsque sa fille oublie de mettre son appareil dentaire, il en tire un parallèle avec les convois de la mort vers les camps de concentration ! On voit ainsi Zoé au quotidien, à la maison, dans cette famille où chacun essaye de trouver sa place, mais aussi au dehors, avec Victor, son copain d’école, totalement extérieur aux codes de ce drôle de milieu où le jeu des adultes comédiens et celui de la petite fille se recoupent étrangement. C’est en effet de jeu dont il est ici beaucoup question, et surtout de théâtre. Mais plus subtilement que les habituelles mises en abime, l’autrice et metteuse en scène nous propose la quintessence de ce que devrait être une pièce : un texte fort, où l’émotion côtoie le rire, et une galerie de portraits où les quatre formidables comédiens réussissent chacun et tous ensemble à jouer une partition sans aucune fausse note. Sans jamais rien concéder à l’imitation, Alice Le Strat compose ainsi une Zoé totalement convaincante, petite fille parfois effrayante dans sa maturité et sa volonté frénétique de ne plus être « un personnage secondaire dans sa propre vie » à côté de ce père étouffant. Anne Cressent, quant à elle, joue Catherine, la mère, un rôle peu évident, tant son conjoint-comédien phagocyte à lui seul tout l’espace. Et puis, il y a lui, Jacques, le père, qui alterne douceur, amour et répliques blessantes adressées aux deux femmes de sa vie. Une scénographie formidable porte les moments de folie de cet homme que la maladie empêche d’aimer sa femme et sa fille comme il le voudrait. Mathieu Desfemmes offre à ce personnage fort riche la palette de son jeu, souvent physique. Chacun tient ainsi sa ligne, contribuant à bâtir des personnages forts. Il y en a un seul qui se métamorphose, porteur de plusieurs rôles : d’abord fort convaincant en Victor, copain d’école de Zoé mal dans sa peau, il se mue successivement en psy, puis en faucheuse surprise d’un trépas qu’elle n’attendait pas. C’est Jean-Baptiste Verquin qui porte cette galerie de personnages. Sur fond de Wagner, musique de la démesure qui conduit cette épopée familiale, l’imagination, la créativité et le talent sont présents à chaque minute de ce spectacle ambitieux. C’est fort bien écrit, habilement mis en scène et parfaitement interprété. On est même parfois surpris par l’inspiration et les trouvailles techniques qui ponctuent le spectacle. Tout au plus peut-on reprocher à l’autrice deux fausses fins, mais c’est bien peu de choses au regard du plaisir que l’on éprouve devant cette création foncièrement originale. Bref, pas de pathos dans cette histoire que Julie Timmermann est allée puisée dans son propre vécu : juste du théâtre, rien que du théâtre, et du très bon théâtre !
Eric Dotter
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