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- livre : La mer intérieure de Lucie Taïeb aux éditions Flammarion/collection Terra Incognita

le  04/09/2024  



En quête d'un paysage effacé (en 120 pages).

"S’il fallait commencer par une image, ce serait celle des époux Domain. Et s’il fallait commencer par un mot, ce serait leur patronyme, Domain, d’origine huguenote, que l’on prononce en allemand comme le nom commun français, “domaine” dont on mouillerait un peu le “i”. Les voici, cheveux gris, elle, toute droite, et lui, le front un peu penché vers la terre, non pas comme si les ans l’avaient courbé, mais comme on porte toujours de nouveau le regard vers le lieu de son attachement. La colère qui les anime ne se lit pas sur leurs visages, ils ne haussent guère la voix. Ils portent la révolte comme une lassitude."

« La mer intérieure » invite à un voyage insolite et marquant : voyage au cœur d’une région minière en transition, encore marqué des stigmates de près d’un siècle d’extraction. Dans un récit dense et incarné, la narratrice part ici en quête d’un paysage qui n’est plus.
Nous sommes en Allemagne, près de la frontière polonaise, dans une région veinée de cours d’eau, et désormais trouée de mines à ciel ouvert. Que devient le cratère quand le charbon s’éteint ? La « mer intérieure », lac qui doit accueillir sur ses rives installations sportives et technologies de pointe, verra-t-il jamais le jour ? A quel point le bouleversement climatique en cours remet-il en cause les projets de réhabilitation et de reconversion économique ?
A une centaine de kilomètres de Berlin, ce Land délaissé que fut longtemps le Brandebourg condense nombre d’enjeux contemporains : l’approvisionnement énergétique et les destructions qu’il implique, l’incertitude qui pèse sur la ressource en eau, mais également les implications morales de la pratique des compensations, qui va jusqu’à proposer aux habitants d’un des villages rasés pour l’exploitation minière de reconstruire leur village « à l’identique »

La narratrice, accompagnée de ses propres fantômes et de la figure tutélaire de Michael Kohlhaas, parcourt cette région au devenir incertain, et relate la découverte d’espaces inédits, où se côtoie ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore. Elle livre aussi le récit choral de la lutte acharnée menée par les habitants de la région pour sauver leurs lieux de vie et leurs environnements.

"Rien n’est irréversible. Nous détruirons vos maisons mais vous trouverez d’autres maisons. Nos détruirons vos jardins, vos étangs, mais nous trouverons le moyen de rétablir des équilibres menacés de longue date par la présence de l’homme. Votre rivière retrouvera son cours d’origine. Nous allons donner au mot « intact » un sens que vous n’imaginiez pas. Et n’est-ce pas mieux, en effet ? Quelque chose plutôt que rien ? Cette logique, comptable, nous dit que rien n’est irremplaçable, que tout est convertible en une valeur qui saura trouver un équivalent. Elle applique une pensée économique à ce qui ne relève pas de l’économie. On peut certes y voir une reconnaissance du dommage subi, mais cette reconnaissance, dans le même temps, nie la spécificité de la perte. Or, de toute évidence, pour une maison dans laquelle on est né, pour un paysage dans lequel on a grandi, il n’y a pas d’équivalent. Ce qui a été détruit ne peut être ni restauré, ni remplacé. Ce n’est pas céder à une mélancolie excessive, mais seulement tenter d’imaginer une fidélité aux lieux, un attachement, que d’affirmer : l’irrémédiable existe."

*Premier livre de la collection Terra Incognita, dirigée par Frédérique Aït-Touati et Arnaud Esquerre. Terra Incognita est une collection qui explore autrement le monde, le plus lointain comme le plus proche. Entre le récit et l'essai, l'écriture et l'image y mêlent savoirs et expériences, enquêtes et théories, pour nous révéler des territoires que l'on croyait pourtant connus, et d'autres qu'on ignorait.

-L'auteure : Lucie Taïeb est une poétesse, romancière, traductrice et chercheuse française. Elle est l’autrice de Freshkills (La Contre allée, 2020; Pocket, 2022). Elle a reçu le prix Wepler 2019 pour Les Échappées (L’Ogre).



 
 
 
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