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L’amante anglaise (jusqu'au 31 décembre)
le 19/10/2024
au
théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin 75018 Paris (du mardi au samedi à 21h et dimanche à 15h)
Mise en scène de Jacques Osinski avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens et Grégoire Oesterman écrit par Marguerite Duras
Certains d’entre nous se souviennent de l’étrange intervention de Marguerite Duras, alors missionnée par le journal Libération pour « enquêter » sur le meurtre du petit Grégory en 1985. Elle s’était alors répandue en propos irresponsables sur la culpabilité de la mère de l’enfant dans le meurtre de son fils. Avec « l’amante anglaise », Marguerite Duras trouve l’aboutissement d’un travail sur un autre fait divers. D’abord pièce de théâtre, sous le titre des «viaducs de la Seine et Oise » puis roman sous son titre actuel, voici la pièce de 1968 présentée à l’Atelier. Inspirée donc de faits réels datant de 1949, « l’amante anglaise » nous plonge dans un sordide meurtre, celui d’une femme dont le corps est retrouvé en morceaux dans divers trains dont le seul point commun est d’être passé par la même ville, Viore, 2500 habitants. C’est dans cette bourgade qu’est retrouvée Claire Lannes, double théâtral d’Amélie Rabilloud, la véritable meurtrière. Là où le fait divers abordait le meurtre d’un mari tyrannique, Marguerite Duras choisit d’évoquer le meurtre d’une femme, Marie Thérèse, cousine sourde et muette de la meurtrière, parfaite incarnation impuissante de la victime. Et comme un fait symbolique, seule la tête manquera à l’inventaire macabre des restes humains retrouvés par les policiers dans leur quête ferroviaire. Mais revenons à l’Atelier : devant le rideau de fer, resté baissé, un homme parle, et brosse le portrait en creux d’une quasi inconnue. Cet homme c’est Pierre Lannes, et celle dont il peine à parler, c’est sa femme. Une voix, douce mais ferme surgit des rangs du public : c’est l’interrogateur. Ni policier, ni inquisiteur, il procède néanmoins méticuleusement : « je cherche à savoir qui est Claire Lannes, elle ne donne aucune raison à ce crime et je cherche pour elle ». La prose simple de Duras déroule des faits simples, décrit l’indifférence d’un mari qui ignorait tout de celle dont il a partagé la vie « ma femme, j’étais très seul avec elle ». Le spectateur est comme fasciné, hypnotisé par le vide qui se dégage des propos du mari de la meurtrière : « Claire ne faisait rien. ». Mais bientôt, le verbe dévie un peu, préparant ainsi l’arrivée de Claire Lannes : « si elle n’avait pas tué Marie-Thérèse, elle aurait tué quelqu’un d’autre ». Le rideau de fer s’ouvre enfin dans un grincement occupant tout l’espace sonore du plateau de l’Atelier et Claire Lannes apparait. Venant du fond du plateau, elle vient occuper la même chaise que celle sur laquelle son mari était précédemment assis. Voix blanche, à la limite de la neutralité, elle avoue ne pas comprendre ce qu’on lui veut, ce que lui veut son interlocuteur, toujours assis parmi nous, les spectateurs. On ne saurait en dire plus, car il faut vivre ici la prose simple et efficace de Duras superbement portée par trois comédiens dont le jeu, limité à l’essentiel, rend les mots encore plus percutants. C’est Grégoire Oestermann qui porte le personnage de Pierre Lannes, le mari, démuni mais pas éploré, incapable d’expliquer l’inexplicable. Jeu simple et efficace, il prépare avec talent l’arrivée de Claire Lannes, meurtrière et héroïne du récit. Dans son apparente neutralité, dans son incapacité à donner une quelconque explication, Claire Lannes, incarnée par Sandrine Bonnaire, effraie toute autant qu’elle fascine. La comédienne déroule son récit sans aucun artifice ni appui technique et ça marche diablement bien. On mettra cependant l’accent sur le jeu de Frédéric Leidgens, l’interrogateur. Tantôt enquêteur, tantôt psychologue, il parle depuis le public sans aucun support physique autre que sa voix, fascinante, hypnotisante. C’est lui qui aménage les silences propres à Duras et impose la lenteur du tempo à cette pièce envoutante. On pourrait même penser que c’est l’incarnation de Duras. Le metteur en scène Jacques Osinski a décidé de donner toute sa place à la prose de Duras en réduisant le jeu de ses comédiens à l’essentiel. Sans aucun artifice autre que leur talent (et leur métier), le trio réussit à fasciner sans ennuyer avec cette pièce qui décrit pourtant l’ennui et le vide. Une fois les applaudissements, le spectateur sortant à court d’explication se réfugie dans le silence, et ce silence-là, il est sûrement signé Duras aussi.
Eric Dotter
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