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- livre : Marcher sur son ombre d’Isabelle Mercat-Maheu aux éditions Le Chant des Voyelles

le  15/11/2018  



Dernier jour de prison, la douloureuse attente.

Jouer aux échecs contre soi-même est aussi paradoxal que de marcher sur son ombre, écrivait Stefan Zweig. C’est pourtant ce que Fabien s’obstine à faire dans la cellule de sa maison d’arrêt. Car les échecs effacent le temps.
Mais aujourd’hui, le jeu est fini, il doit quitter les lieux, retrouver sa vie d’avant, sa femme, sa fille, sa sœur. L’attente est longue, très longue, il a tout le temps de repenser à ce qu’il a vécu. Aux détenus qui ne supportent pas l’enfermement ou la dureté d’un gardien et qui pètent les plombs. A ceux qui rusent pour résister, grâce à l’humour ou à ce qui leur reste d’humanité.
Fabien, lui, est comme l’Étranger de Camus, il a passé ces années dans un état d’absence, une sorte d’indifférence morbide à tout ce qui l’entourait. Mais il y a eu les visites de Hiba, sa femme. Trop belle, trop humaine, l’empêchant de sombrer dans l’étrangeté totale au monde. Et sa fille, Elise, qu’il a préféré ne pas voir pendant toutes ces années, parce que, pensait-il, ce serait trop difficile pour une petite fille de se retrouver là, dans ce parloir sinistre. Elise, pourtant, aurait bien aimé parler à son père, lui raconter ses exploits au tennis, sa chienne, les réflexions de ses copines, celles de sa grand-mère libanaise.
Donc, Fabien attend, dans une immobilité emplie de doutes et d’appréhension: que dira-t-il à Hiba, à Elise? Et Elise avance vers lui, dans le train qui la rapproche de Grenoble, pleine de vie mais doutant de reconnaitre son père: aura-t-il les cheveux blancs ? Comment vont-ils se retrouver ?
Un roman de 180 pages d’une grande sensibilité. Les personnages ont une présence singulière sans que jamais Isabelle Mercat-Maheu ne force le trait.

*Extrait : Trente-trois mois à piétiner dans ces espaces confinés. Une cellule de 9m² pour deux ou pour trois (selon les arrivées), des cours de promenade de bitume, des couloirs uniformes et étroits, de la crasse partout, du bruit sans arrêt (je ne sais plus ce qu’est le profond silence de la nuit), des parloirs exigus, des salles d’activités au mobilier approximatif. Il n’y a que le gymnase qui soit vaste et bien équipé. C’est le minimum, si on ne veut pas que tous ces mâles qui tournent sur eux-mêmes et ressassent leur dégoût à longueur d’année n’explosent en une vague de haine et de désespoir.
Je ne sais plus ce que c’est que d’avoir tout l’espace à soi. Ici, comme sur un échiquier, règne le cloisonnement. De mini-territoires sont attribués à chacun, avec interdiction d’en sortir.
Alors, depuis trente-trois mois, j’ai obéi, je ne suis pas sorti des espaces que l’on me désignait. J’en ai souffert, je ne m’en suis pas plaint (ça aurait été renoncer à la dignité).
J’ai rêvé de la montagne, j’ai pu la regarder à travers les 15 cm entre les barreaux des cellules. J’ai rêvé d’Hiba, je n’ai pu l’approcher que deux fois par mois dans la froideur du parloir. J’ai découvert que cette privation me mettait à fleur de peau, que tout prenait pour moi une importance démesurée. Dans ma cellule, j’ai regardé à la télé des films qui m’ont ému comme jamais je ne l’avais été. Ici, je suis devenu une boule de sensations. Chacune de mes érections, je l’ai dédiée à ma femme, à sa peau, son parfum, sa beauté calme et lumineuse. J’ai été déchiré en voyant Humphrey Bogart laisser partir Ingrid Bergman. Je n’ai parlé à personne de la brûlure qu’était pour moi le fait de vivre loin de l’amour. Ce genre d’aveu vous balancerait immédiatement aux yeux des autres dans la catégorie des faibles. Une catégorie qui peut coûter très cher. Ça, je l’ai très vite compris. Même si je suis certain que tous les détenus chialent de solitude quand ils savent qu’on ne peut pas les voir. Mais cet aveu-là, en prison, est quasiment impossible.

-L’auteure : Isabelle Mercat-Maheu anime des ateliers d’écriture dans des maisons de retraite, des écoles, des centres de formation, des maisons d’arrêt, des universités et auprès de migrants. Elle a publié un roman, un essai, des nouvelles. Elle vit à Ermont, dans la région parisienne.



 
 
 
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